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· LECTURES ET FILMS

Une famille en voie de guérison de Kenzaburô Ôé

"Ce va-et-vient entre le désespoir et la volonté d’en sortir est le moteur de ma vie."

Kenzaburô Ôé est un écrivain japonais reconnu, qui a reçu le prix Nobel de littérature en 1994 pour l’ensemble de son œuvre. C’est également un auteur controversé qui s’est battu toute sa vie pour l’arrêt du nucléaire et qui a dénoncé le silence entretenu par le gouvernement, les médias, les administrations et les compagnies d’électricité sur les dangers de cette énergie. Il a fait paraître en 1965 « Notes de Hiroshima » où il évoque la vie détruite des

« hibakusha », ces personnes irradiées lors de l’explosion de la bombe atomique.

La vie et l’oeuvre de Kenzaburô Ôé ont été bouleversées par la naissance en 1963 de son fils Hikari, qui est handicapé mental. 

Dans un entretien avec Marine Landrot pour « Télérama » en 2015, il raconte : « Il (Hikari) est le pilier de tout ce que j’entreprends. Il est né avec une bosse sur le crâne, presque de la taille de sa tête. Le médecin nous a dit qu’il ne survivrait pas si on ne l’opérait pas. Il l’a été, mais nous ne savions pas si son cerveau dépassait dans la bosse qu’il fallait retirer. Je n’ai jamais oublié l’angoisse qui m’a saisi à cette annonce, et je l’ai racontée dans de nombreux romans. Il s’avère que mon fils souffre de ce qu’on appelle « syndrome du cerveau séparé ». Ses deux hémisphères ont du mal à communiquer. Il me faut accepter cette partie sombre de mon existence et la dépasser. Ce va-et-vient entre le désespoir et la volonté d’en sortir est le moteur de ma vie. »

Dans « Une famille en voie de guérison » paru en 1995 au Japon et en 1998 en France, aux éditions Gallimard, Kenzaburô Ôé évoque la manière dont la vie de sa famille a été bouleversée et tirée vers le haut par la naissance d’Hikari. Enfant celui-ci était très sensible aux chants des oiseaux puis il est devenu passionné de musique. Il a commencé à composer à 13 ans, il a réalisé des musiques pour des oeuvres télévisée et cinématographique de son père et reçu en 1992 et en 1994 le disque d’or du Japon pour la musique classique.

« Une famille en voie de guérison » est un livre ancré dans le quotidien : Kenzaburô Ôé raconte ses trajets avec Hikari vers son centre de formation professionnelle, ses déplacements à la pharmacie pour acheter les médicaments, la carte d’anniversaire qu’Hikari a écrite pour l’anniversaire de sa mère, sa relation avec sa grand-mère.

Il est aussi imprégné de nostalgie : c’est le livre d’un homme qui vieillit et qui se souvient : des jeux de ses trois enfants petits dans la campagne entourant leur maison secondaire, de la fois où il a failli perdre Hikari dans un grand magasin mais aussi de voyages et de rencontres qui ont marqué sa vie. Il explique aussi comment chaque membre de la famille se positionne par rapport à Hikari, il salue le dévouement et la patience de sa femme à l’égard de leur fils. L’authenticité de cette introspection est bouleversante. L’auteur raconte aussi les enregistrements de son fils, le travail consitant à trouver un titre précis et juste pour chacune de ses compositions, le voyage qu’ils ont fait avec sa femme et Hikari en Autriche : « La plus grande joie de la vie d’Hikari est la musique classique, et il ne manque jamais l’occasion d’en écouter, quelle qu’elle soit. On pourrait presque dire qu’il doit en écouter ».

Le titre de cet ouvrage m’a d’abord paru étrange et puis je l’ai compris ainsi : la naissance d’Hikari a modifié en profondeur l’existence de sa famille, créant un certain déséquilibre. Mais c’est en apprenant à vivre avec lui et en l’entourant de leurs soins que cette famille s’est dépassée et enrichie. On pourrait faire un parallèle avec la société elle-même.

Une société inclusive serait une société qui dépasserait les préjugés et ses réflexes de repli égocentrique pour intégrer réellement les personnes les plus fragiles. 

J’aime particulièrement l’expression « en voie de » utilisée par l’auteur. Elle suggère un mouvement perpétuel, une remise en question et une réflexion constantes. Un chemin vers le meilleur dans l’humain.

Voici ce que dit l’auteur dans un entretien accordé à Philippe Forest pour le livre « Ôé Kenzaburô, légendes d’un romancier japonais » ( Editions Pleins Feux, 2001) : « En entrant dans le monde, il (Hikari) a été un destructeur : il a détruit ma vie et celle de notre famille. Mais il s’est avéré aussi pour nous un rédempteur. Lorsque j’ai reçu le Prix Nobel de littérature, ma mère a été interrogée par une chaîne de télévision locale. Elle a expliqué qu’elle s’était opposée autrefois à ma décision de quitter Shikoku pour Tokyo. (..) Mais, au cours de cette émission, elle a ajouté que j’avais malgré tout trouvé quelque chose hors de mon île natale. Ce « quelque chose » n’était pas le Prix Nobel mais mon fils. Ma mère est morte il y a deux ans. Elle avait compris le salut qu’avait apporté mon fils avec lui. »

Cécile Glasman.